January 2021

Designer Généraliste vs. Designer Spécialisé
Comment se définir en tant que designer dans un milieu en constante évolution ?

Résumé/Summary

Dans notre société actuelle où le changement est constant, la façon dont nous nous définissons en tant que designers est différente de ce qu'elle était auparavant.
De simples designers, nous sommes devenus UI, UX, Product ou Motion designers. Cependant, avec le développement d'internet, les besoins de la société et l'auto-éducation, le design n'a jamais été aussi multidisciplinaire. Alors, comment pouvons-nous nous définir en tant que designers aujourd'hui alors que la professionnalisation nous encourage à nous spécialiser ?
À travers une synthèse de la définition du design, des raisons pour lesquelles nous cherchons à nous définir puis de comment se définir, je vais essayer de répondre à la question de l'identité du designer français d'aujourd'hui.

In today's society where change is a constant, the way we define ourselves as designers is different that what it used to be.
From just designers, we became UI, UX, Product or even Motion designers. However, with the growth of the internet, the needs of society and self-education, design has never been so multidisciplinary. So, how can we define ourselves as designers today when professionalization is encouraging us to specialize?
Through a synthesis of the definition of design, the reasons for seeking to define oneself and how to do so, I will try to answer the question of the identity of today's French designer.


Introduction

1. L’immensité du Design

    a. Qu’est-ce-qu’un Designer ?
    b. Le Design, un milieu en constante évolution
    c. Designer, un métier pluriel

2. Pourquoi chercher à se définir ?

    a. Une question d’identité : savoir qui l’on est

    b. S'identifier professionnellement
    c. Interview de l’Alliance Française des Designers

3. Comment se définir ?

    a. Le modèle de la T-Shape
    b. Le Technical Artist : un nouveau type de métier
    c. Le Designer Généraliste : une potentielle identité

Conclusion
Remerciements
Bibliographie & webographie


 

Prélude

Designer Graphique, Designer Interactif, Motion Designer, CGI Artist, VFX Artist, Réalisateur ... Quel designer suis-je ? J'ai commencé mes études de design en cherchant à créer des images et à conceptualiser des idées pour répondre à diverses problématiques. De manière tout à fait logique me semble-t-il, j'ai, tout au long de mes études, évolué en apprenant différentes compétences dans différents domaines de la création pour acquérir un large vocabulaire de réponses. Dans mon activité, j'essaie donc de profiter de ces diverses compétences pour répondre justement aux problèmes de mes clients qui peuvent être à la fois des boîtes de production, des agences de pub, des studios de design, ou des annonceurs dans de multiples secteurs. Mais moi, que suis-je ?

 

Introduction

C’est n’est une surprise pour personne, mais la société évolue à un rythme effréné et les métiers du Design ne sont pas épargnés. Des prémices du design à aujourd’hui, les corps de métiers se sont multipliés jusqu’à arriver à une ultra-spécialisation des designers. Comme l’explique Jarrett Fuller, designer et enseignant américain, plus les domaines du design se sont étendus au fil du temps, plus ils se sont fragmentés jusqu’à rendre le terme même trop vague pour pouvoir se définir uniquement comme designer. Le terme même de Designer a une définition large qui ouvre à une interprétation vague.

De plus, nous sommes souvent amenés à nous présenter aux autres et à donc également se présenter professionnellement. Comme l’écrivait très justement Antoine de Saint-Exupéry par l’intermédiaire de son personnage du Petit Prince, “les grandes personnes aiment les chiffres”, elles aiment avoir des informations précises sur la personne qu’ils ont en face d’eux, qu’elle rentre dans une case et qu’elle n’en sorte pas.
J’ai moi-même ressenti le besoin de me définir, et de me définir précisément. Encore étudiant, j’avais le choix entre une infinité de labellisations dans un catalogue en évolution permanente : Directeur Artistique, Motion Designer, UI/UX Designer, Réalisateur, Superviseur VFX, 3D Artist, etc ...

J’ai, pendant longtemps, souvent changé de dénomination car je ne faisais finalement que très rarement la même chose, que ce soit à l’école, en entreprise ou en freelance. Je me suis progressivement rendu compte que je ne ferais jamais vraiment la même chose continuellement, car les demandes de mes clients évoluent très rapidement, et qu’il fallait donc que je trouve une nouvelle casquette à arborer.
Mais alors, comment se définir en tant que Designer dans un milieu en constante évolution ?

Me considérant vaguement aujourd’hui comme designer pluridisciplinaire, je profite de l’opportunité que j’ai de rédiger un mémoire pour tenter de répondre de manière non-exhaustive mais la plus objective possible à la question de l’identité en tant que designer. De manière quasi-thérapeutique et au travers de mes lectures et de mes discussions, je vais explorer la notion de design, expliquer pourquoi la question de l’identité se pose, puis comment il est aujourd’hui possible de se définir en tant que designer.

 

1. L'immensité du design

    a. Qu'est-ce-qu'un designer ?

Le design, une pratique créative et humaniste

Pour commencer, je pense qu’il est nécessaire de revoir ce qu’est le design et qu'est le fait de designer. Revenons à l’étymologie du mot design. Du latin designare, il signifie en partie “dessiner” ou “indiquer”. Ce mot possède en réalité une multitude de traductions. Selon le dictionnaire de Cambridge, designare signifie désigner, nommer, appliquer, assigner, et indiquer.
On peut dors et déjà remarquer qu’à partir de l’étymologie du mot, les pistes pour définir le design sont larges. On peut cependant comprendre qu’il s’agit d’un terme qui renvoie vers deux fonctions principales : faire et penser, dessiner et réfléchir. C’est très justement ce que traduit le verbe anglais to design.
Comme le disait Brigitte Borja de Mozota, chercheuse en sciences de gestion et en design management : design = dessin + dessein.

Le design, c’est alors dessiner et penser. Mais comment ? Penser quoi ?
D’après le Larousse, le design est une discipline visant à une harmonisation de l’environnement humain, depuis la conception des objets usuels jusqu’à l’urbanisme.
Cette définition, très synthétique, nous explique donc que le design participe à l’amélioration de la vie de l’Homme en travaillant sur des problématiques liées à son environnement quotidien. Le Larousse le définit comme un adjectif représentant un modernisme fonctionnel sur le plan esthétique.
Le design se doit alors de répondre à des problèmes de manière créative, esthétique et moderne. Il a une réelle importance dans la genèse de la création d’un produit ou d’un service car il va jusqu’à en questionner le sens.
Pour Raymond Loewy, designer français du 20ème siècle, le design, cette réponse “moderne” à un problème, passe essentiellement par l’épuration de toute forme inutile uniquement présente à titre esthétique mais ne répondant à aucun besoin réel, comme il l’explique dans La laideur se vend mal, sorti en 1963 : “Les formes éveillent toutes sortes d’associations inconscientes et plus la forme est simple, plus la sensation provoquée est agréable”. Il n’y a pas de place pour l’esthétisme gratuit. C’est l’utilité au service de l’esthétisme. Le fond au service de la forme.

En somme, on peut en déduire que le design cherche à trouver un équilibre entre une réponse utile et esthétique à un problème. Il est source de progrès car il cherche uniquement l’amélioration d’un produit ou d’un service.

Enfin, selon l’Alliance Française des Designers (AFD), le design est présent partout et à tout moment. Il s’applique à tous les domaines et supports tels que les espaces (scénographie, urbanisme, etc …), la communication visuel (numérique, imprimée, vidéo, etc ...) et sonore, aux interfaces (UI/UX), aux produits (meubles, vêtements, etc …) et aux services.
Au travers de ces thématiques, le designer va pouvoir développer un processus de réflexion créative centré autour de l’Homme et de ses besoins.


Le designer, celui qui délivre un message

Logique, empathie, technique, créativité, curiosité, sont parmi les outils du designer. Il est celui qui conçoit, qui pense et qui dessine.
Mais concrètement, que fait le designer ?
Son travail se manifeste de différentes façons et autour de différents domaines. Product Designer, UI/UX Designer, Motion Designer, Designer textile, etc … Il existe effectivement une pluralité de métiers au sein même du milieu du design.

Pour Annick Lantenois, docteur en histoire de l’art, le designer est “celui qui [...] met l’information à la lumière, la rend accessible et, il est également celui qui devance, qui porte le flambeau parce qu’il est celui qui sait, qui détient les clefs plastiques, sensibles, intelligibles de la lecture du monde et de sa traduction”. Pour elle, le designer est chargé de transmettre un message dans le but de communiquer ou de transmettre des idées innovantes visant une amélioration quelconque. Le designer a avant tout des idées qu’il applique grâce aux différents outils qui sont à sa disposition. C’est une définition qui rejoint celle des arts appliqués, notion utilisée comme une énième tentative de définition du design vers la fin du 18ème siècle : une application des arts, des outils et des médiums, au service d’une idée.

Je pense qu’il peut être intéressant de prendre en exemple (ou contre-exemple) un cas bien connu de design controversé : le Juicy Salif de Philippe Starck.
Le Juicy Salif est un presse-agrumes imaginé par Starck en 1987 et produit par Alberto Alessi en 1990. Cet objet nous apprend deux choses :
Malgré son élégance, le Juicy Salif est quasiment inutilisable. En effet, le presse-agrumes est connu pour être particulièrement inefficace quant au pressage d’agrumes, avec sa forme élancée et son manque de réceptacle pour récupérer le jus. Pour Stéphane Vial, philosophe et chercheur en design, “sa valeur d’estime est si forte qu’on préfère le mettre en exposition sur une étagère plutôt que de s’en servir pour (mal) presser une orange”. Parce que oui, le Juicy Salif est exposé au Vitra Design Museum, en Allemagne. Et c’est ce qui nous renvoie vers le deuxième point que ce presse-agrumes aborde. D’après Starck, il semble avoir été pensé avant toute chose comme objet de communication. Umberto Eco, universitaire et écrivain italien, précise d’ailleurs que “Le donneur d’ordre ne voulait pas du tout avoir un vrai presse-citron mais un chef-d’œuvre, et un objet de conversation, que l’acheteur pourrait désirer comme une sculpture abstraite, ou tout au moins comme un objet de prestige, mais pas du tout comme un ustensile de cuisine que l’on pourrait utiliser en pratique”.

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Juicy Salif - Philippe Starck, 1987

D’un côté, le Juicy Salif est donc un mauvais objet de design, car son esthétisme ne sert pas sa fonction. Au contraire, il la dessert. Cependant, le presse-citron questionne sur la notion même de design et d’art dans une société hyper-consumériste. Le Juicy Salif place Starck comme quelqu’un qui “devance”. Il expliquera même que sa volonté première était “d’aider d’une autre façon” plutôt que de presser des citrons. Il présente alors le designer comme quelqu’un qui délivre un message, en l'occurrence ici, une critique, et qui encourage le progrès.
La mission du designer est donc vaste et il est difficile de la limiter à une pratique ou à un médium unique. Il crée sans cesse pour répondre à un besoin.

    b. Le design, un milieu en constante évolution

De la pluridisciplinarité à l'ultra-spécialisation

De Léonard de Vinci au Corbusier en passant par Charles et Ray Eames, beaucoup de designers présumés ont évolué dans plusieurs domaines de la création, de la technologie et de l’invention. Pourtant, la société dans laquelle nous évoluons semble aujourd’hui nous pousser à nous nommer très précisément. Richard Buckminster Fuller, architecte, designer, inventeur et écrivain, soulèvera même dans Manuel d’instruction pour la vaisseau spatial “Terre” en 1969 “Beaucoup de monde se demande pourquoi nous n’avons plus de personnes comme celles-là aujourd’hui”.

Le design naît dans un contexte particulier d’industrialisation. Popularisé par Raymond Loewy, le terme d’industrial design, à l’origine anglophone du design, prend notamment racine dans le développement des environnements de travail à l’usine dans le but d’optimiser les manufactures.
C’est dans cette même logique productiviste qu’Henry Ford a développé et mis en œuvre le fordisme en 1908. Son but : créer des chaînes de production en fragmentant le processus de fabrication en séries d’étapes très précises, chaque salarié étant préposé à une seule et même tâche et en en devenant expert. Ce système repose sur les écrits de l’économiste des Lumière Adam Smith expliquant que diviser le travail en plus petites étapes individuelles permettrait de stimuler le capitalisme.

Déjà très tôt dans l’Histoire, nous pouvons retrouver la trace d’une progressive ultra-spécialisation des tâches. Dans Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Yuval Noah Harari, historien et professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, démontre comment, dans le but de servir l’agriculture, les chasseurs-cueilleurs se sont spécialisés pour devenir porteurs d’eau et ainsi optimiser la production.

Le domaine du design n’a pas été épargné par ce modèle. D’abord jeune et mal défini, le design n’était pas aussi encadré que pouvaient l’être les métiers d’usine. En se développant et en se complexifiant, le design s’est progressivement fragmenté en plusieurs spécialisations.
Jarrett Fuller, dans son article questionnant le design et sa pluridisciplinarité, explique que “nous faisons tous parti de la chaîne d’assemblage, travaillant sur des parties toujours plus petites de projets toujours plus gros”. En effet, au même rythme que la société, le métier de designer évolue. Il suit les tendances, les progrès techniques et technologiques, ainsi que les besoins qui y sont reliés. Le design graphique, par exemple, est déjà une fragmentation du design.Et lui-même se divise en plusieurs sous-domaines : le print, le web, l’UI, l’UX, la typographie, etc ...


"Design for a better world"

Le design s’est donc aujourd’hui considérablement développé pour se fragmenter en petites étapes de production. Pourtant, la notion fondamentale de conception reste un dénominateur commun aux différentes spécialisations du design. C’est dans ce cadre-là que l’Alliance Française des Designers se place comme rassembleur des designers.
Juliette Mothe, une jeune designer graphique, explique dans un entretien avec Geoffrey Dorne, designer graphique pluridisciplinaire, que l’intention de l’AFD n’est pas “dénuée de sens”. En effet, la société se complexifie, à l’instar du métier de designer, et il semble intéressant d’essayer de représenter et redéfinir l’ensemble du métier de designer.

D’après la World Design Organization (WDO), une organisation internationale non-gouvernementale prônant l’industrial design comme une solution pour une meilleure société, les devoirs d’un designer aujourd’hui se compose en plusieurs points :

- Améliorer la pérennité de la planète et la protection de l'environnement (éthique mondiale)
- Accorder des droits et des libertés à l'ensemble de la communauté humaine, individuelle et collective
- Utilisateurs finaux, producteurs et acteurs du marché (éthique sociale)
- Soutenir la diversité culturelle malgré la mondialisation (éthique culturelle)
- Donner aux produits, services et systèmes, une réponse sémiologique cohérente avec son esthétisme.

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Sustainable development goals - WDO, 2015

D’après la WDO, la notion fondamentale de conception n’est plus qu’un point parmi 5 autres. Le designer doit avant tout être un citoyen engagé et doit savoir composer avec une pluralité de facteurs, notamment les facteurs environnementaux et culturels. Effectivement, les problèmes auxquels les designers doivent aujourd’hui répondre sont plus vastes. Il est important de souligner que la WDO n’impose pas sa définition comme étant la définition universelle et exhaustive du design, mais comme étant sa propre vision de ce métier. De plus, ce métier étant corrélé à l’évolution de la société, il se peut que les 5 points abordés changent ou s’enrichissent.
D’après la définition faite du design par la WDO, on peut mieux comprendre son slogan : “Design for a better world”.

    c. Designer, un métier pluriel

Une profession, plusieurs domaines

Le métier de designer est soumis à beaucoup de changements de problématiques et de fragmentations au cœur même du métier. Entre designer graphique, designer d’objet, designer web, design interactif, designer textile et bien d’autres, il faut choisir. Mais pourquoi ?

En entreprise, j’ai plusieurs fois entendu que je ne pouvais pas participer à la fois aux phases d’idéation des projets et les produire. Il fallait que je choisisse entre l’un ou l’autre. Dans le cas d’une entreprise structurée, il m’est évident de comprendre pourquoi il m’est demandé de choisir. Je ne peux pourtant m’empêcher de ressentir une certaine frustration. Dans le cadre de mon activité freelance, à l’inverse, je ne me refuse aucun projet et me retrouve alors avec un portfolio ressemblant davantage à un cabinet de curiosité qu’au portfolio d’un jeune étudiant en école de design.
Le propos que je tiens régulièrement à mes clients, comme le rappelle également Jarrett Fuller, est en fait celui de Massimo Vignelli, design italien : “If you design one thing, you can design everything”.

Comme nous l’avons vu, le design est vaste et son but est de résoudre des problèmes par la créativité. C’est la technique au service de la pensée.
Face à un problème aléatoire répondant du domaine du design, un designer doit être capable d’analyser le besoin et d’y répondre. Si mon problème concerne la composition d’une affiche, un designer textile n’aura peut-être pas la même expertise technique ou ne connaîtra pas les toutes dernières règles en termes de tendance qu’un designer print, mais son raisonnement sera suffisamment logique et juste pour être considéré au même titre qu’un designer print. Son résultat final empruntera peut-être d’ailleurs des codes ou outils du design textile, mais si le fond du problème est résolu, la forme suivra logiquement et de manière cohérente la réponse apportée.

Sur le site de l’Université de Liège, nous pouvons retrouver un diagramme expliquant que l’innovation en design, soit la réponse à un problème, provient avant tout de 3 facteurs : la désirabilité, la viabilité et la faisabilité. La technicité ne représente qu’un tiers de la réponse alors que la recherche, l’idée, la pensée, en représente les deux tiers.

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Desirability - Viability - Feasability Venn Diagram - IDEO, 2009

Lors d’une intervention en classe de deux intervenants, Fabrice Starzinskas et Robert Leonard, tous deux designers et développeurs, j’ai été surpris de retrouver un discours proche de celui que je pouvais avoir sur le métier de designer. Tout au long de leur parcours, ils n’ont cessé d’évoluer dans plusieurs domaines du design, notamment digital.
Ne pouvant anticiper ce que deviendra le métier de designer dans les années à venir, ils aiment voir le designer comme un “créateur de possibles” faisant évoluer avec lui le monde du design et la manière dont il est appréhender. La seule chose qui ne changera pas, c’est que le monde change en permanence : “The only constant is change”.

La seule façon de pouvoir évoluer en tant que designer serait alors de ne pas capitaliser sur une technique ou un médium mais sur une manière de pensée, une manière de résoudre les problèmes : “Demande-moi plutôt la manière dont je fais les choses. Parce que la manière dont je fais mon café et celle dont je fais une installation interactive est la même. Pourtant, ce sont deux choses radicalement différentes”, précise Fabrice Starzinskas. C’est peut-être aujourd’hui la valeur ajoutée d’un designer, celle de pouvoir vendre à ses clients une manière de faire et de trouver des idées. S’attacher à des tendances ou des intitulés serait, pour eux, vain, puisque quoi qu’il arrive, ces-derniers finiraient par être dépassés.

 

2. Pourquoi chercher à se définir ?

    a. Une question d'identité : savoir qui l'on est

Savoir se présenter

Qui sommes-nous ? Que faisons-nous ? À quoi servons-nous ?
Ces questions tournent régulièrement dans nos têtes. Nous sommes constamment à la recherche de définitions. Notre cerveau à horreur du vide et c’est ce qui, semble-t-il, nous pousse à tout faire rentrer dans des cases. Autrement, c’est l’incompréhension. Mais nous souhaitons tous comprendre et être compris. C’est pourquoi savoir qui nous sommes est important. Car il nous permet de nous présenter et d’être compris par les autres. Jean-Paul Sartre écrivait dans Huis Clos “Autrui est d’abord l’être pour qui je suis un objet. C’est ce dont témoigne l’épreuve du regard”. L’épreuve du regard, le regard humanisant. C’est le regard de l’autre qui nous renvoie à ce que nous sommes.
Ce n’est pas étonnant que nous cherchions tous autant à se savoir qui nous sommes et donc à se présenter. Selon Jean Viard, sociologue, éditeur et homme politique français, nous passons en moyenne, en France, 12% de notre temps au travail. C’est certes moins qu’il y a quelques décennies, mais ça reste néanmoins conséquent. Lorsque l’on passe autant de temps à travailler, il semble nécessaire de savoir ce que nous faisons et pourquoi, dans quel but, etc … Les métiers du design ne sont pas épargnés par ces questionnements, d’autant plus qu’ils sont étroitement liés à l’évolution de la société.
Dans un entretien avec Christophe Lemaire, designer graphique et administrateur de l’AFD, j’ai appris qu’il était selon lui important de savoir se présenter clairement et succinctement pour ne pas effrayer nos potentiels clients. Le vide et les clients semblent donc nous pousser à nous nommer, à nous classer, à nous comprendre.

Geoffrey Dorne explique, dans Comment se présenter quand on est designer ?, un article sur son blog en novembre 2016, qu’il existe pour lui trois cas de figure lorsque l’on est amené à se présenter à quelqu’un qui n’est pas du même domaine que nous :

- si je suis ultra-spécialisé : la pratique et la demande restent les mêmes, il est donc plus évident de raconter dans le détail ce que je fais. Par exemple, si je suis webdesigner, je peux facilement expliquer que j’aide mes clients à réaliser leur site internet.
- si je travaille dans une grande entreprise : en décrivant l’activité de l’entreprise pour laquelle je travaille, mon interlocuteur aura plus de facilité à se projeter quand je lui expliquerai que, par exemple, j’anime des vidéos pour cette structure.
- si je suis indépendant et que je travaille sur une pluralité de projets : il me devient compliqué de présenter toutes les activités que je peux avoir et je finis souvent par employer le terme générique de designer.

Il semble ainsi plus difficile de se présenter lorsque l’on pratique plus d'activités car notre interlocuteur peut vite être perdu. Geoffrey Dorne rejoint en partie l’explication de Christophe Lemaire en expliquant qu’une présentation est réussie quand notre interlocuteur peut lui-même nous présenter. Il semble donc falloir être concis et clair dans notre présentation. Mais cette démarche ne se fait-elle pas au détriment d’une certaine valeur attribuée à la pluridisciplinarité ?

Sur son blog, Jean-Philippe Cabaroc, designer, directeur artistique et illustrateur (designer pluridisciplinaire, donc ?), explique qu’on ne peut se résumer à un seul titre car nous avons tous quelque part des compétences variées. Il considère qu’il est plus important de s’adapter à la personne face à nous selon le contexte. Face à une agence de communication, il aura davantage tendance à se présenter en tant que directeur artistique plutôt qu’illustrateur. Mais il saura se présenter comme illustrateur si un client lui propose de réaliser une série d’illustrations. Dans chaque cas, il aura autant de légitimité à se présenter comme l’un ou l’autre. Il explique enfin que malgré le fait qu’il ne souhaite pas que l’on se souvienne de lui comme uniquement directeur artistique ou illustrateur, il aime se servir des étiquettes pour créer sans cesse son métier en fonction des personnes qu’il a en face de lui.


Se démarquer des autres

Le design est un milieu qui attire aujourd’hui beaucoup de monde. D’après une étude menée en 2013 par la DGCIS, la Direction Générale de la Compétitivité, de l’Industrie et des Services, le nombre d’indépendants dans le secteur du design a augmenté de 11% de 2002 à 2009. Depuis 2002, le nombre de structures (cabinets et indépendants) est passé d'environ 4750 à 33000. De plus, avec l’ubérisation des métiers, le nombre de freelances augmente considérablement. Il semble donc d’autant plus important de savoir se démarquer des autres designers.

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Référentiel des métiers du design - DGCID, 2013

Pour revenir à Jean-Philippe Cabaroc, il explique que s’auto-attribuer des étiquettes permet de se faire davantage remarquer par rapport aux designers avec des compétences plus variées. Pour se démarquer, il faudrait alors se présenter comme un spécialiste.
Il existe différentes spécialisations en fonction des différents domaines du design. Elles sont donc variées et de nouvelles fleurissent régulièrement avec l’évolution des besoins. En se démocratisant, le web a inondé le marché d’un nouveau type de designers : les webdesigners. D’abord une spécialité, ce domaine est devenu un incontournable, si bien que de nouvelles spécialisations se sont créées au sein même du webdesign : l’UI, l’UX ou même le Product Designer. Aujourd’hui, une majorité de webdesigners se revendique de ces spécialisations. Parfois toutes en même temps. De plus en plus demandés par les entreprises, ces métiers sont devenus une norme en webdesign. Il devient donc difficile de se démarquer réellement lorsque l’on se présente en tant qu’UI/UX designer.

Se spécialiser semble alors être une manière temporaire de se démarquer. Cela induit le fait de devoir régulièrement changer de spécialité pour suivre au mieux la demande du marché qui ne cesse d’évoluer.

    b. S'identifier professionnellement

En entreprise

Lorsque l’on est designer en entreprise, comme l’expliquait Geoffrey Dorne, il est plus évident de se définir. Déjà par l’historique de l’entreprise, par ce qu’elle fait, ce qu’elle produit ou par les valeurs qu’elle revendique. Ensuite, par l’intitulé du poste. Lorsque l’on est en entreprise, les missions sur lesquelles on travaille nous sont assignées directement par nos supérieurs. Il est ainsi plus difficile de réinventer son métier et de décider de soi-même quelles compétences seront mises en avant pour l’aboutissement d’une tâche.
Nous sommes avant tout recrutés pour des compétences que l’on a à un instant donné pour répondre souvent à des missions définies.

Pendant mes 6 années d’alternance, j’ai eu la chance d’intégrer trois entreprises différentes : une petite agence de communication CRM (Bees Consulting), une grosse boîte de production (Quad Production) et une agence digitale de taille moyenne axée jeux-vidéo (Biborg Interactive). Ces expériences me permettent aujourd’hui de mieux comprendre la manière dont les designers sont considérés en entreprise.
J’ai toujours occupé des postes aux intitulés précis et dans des équipes structurées, ou du moins, sur le papier. En réalité, d’assistant directeur artistique à motion designer en passant par webdesigner, j’ai toujours eu des pratiques très transverses dans mes activités professionnelles en entreprise Étant.
en apprentissage pendant plusieurs années et ayant changé plusieurs fois d'entreprises, il a donc été souvent difficile pour moi de savoir me situer sur l'arbre aux multiples branches du design. Pourtant, je n’ai jamais trouvé que ma pratique manquait de cohérence. J’ai au contraire trouvé que mes différentes activités se complétaient et qu’elles bénéficiaient à mes entreprises et à leurs clients.

J’ai trouvé intéressante la manière dont Biborg Interactive définit ses collaborateurs. Plutôt que de définir chaque personne par son poste, l’entreprise est divisée en différentes équipes aux dénominations larges : Team Production Motion, Team Stratégie, Team Accounts Managers, etc … Au sein de ses équipes, chaque personne peut travailler sur des projets assez variés. De plus, chaque salarié a les moyens de connaître en amont les projets à venir et de proposer ses services pour les réaliser en fonction de leur attirance pour ses projets. Cela a pour bénéfice de stimuler les salariés en se définissant par leur travail.
Biborg propose donc à ses collaborateurs de se définir dans un premier temps par le collectif, l’équipe dont ils font partie, puis, dans un second temps, par eux-même, par le travail qu’ils produisent et qu’ils choisissent.

De manière générale, lorsque l’on est designer en entreprise, il est difficile de se définir soi-même. Notre condition nous est souvent renvoyée par les missions qui nous sont assignées (car il est en réalité assez rare dans le monde de l’entreprise de choisir les projets sur lesquels nous allons travailler) ou par les équipes avec lesquelles nous collaborons.


En indépendant

Le freelancing semble alors être une solution adaptée pour nous détacher des contraintes d’identité liée au salariat. Choisir ses clients, choisir sa méthodologie, choisir son rythme et choisir quelles compétences développer et à quel moment. Voilà en grande partie ce qui m’a séduit et poussé à me déclarer en tant qu’indépendant il y a quelques années, parallèlement à mes études et à mon alternance.
C’est finalement aller à l’encontre de ce que disait Sartre : ce n’est pas le regard de l’autre qui nous définit, mais c’est notre propre regard sur nous-même.

Cependant, au-delà du fantasme du designer libre de faire ce qu’il lui plaît, il faut souvent faire face à une réalité plus difficile. En effet, être freelance, c’est être responsable de soi et ainsi démarcher. Cela implique notamment le fait de trouver ses propres clients lorsque ce ne sont pas eux qui viennent directement. Le fait de démarcher ses propres clients induit souvent le fait de devoir travailler sur des projets qui ne correspondent pas toujours aux attentes que l’on peut avoir en commençant une activité de designer indépendant. En effet, sans la sécurité du salariat, il est nécessaire de trouver des projets qui permettent de subvenir à nos besoins. Dans ce cas-là, c’est notre travail, et donc nos clients, qui nous définissent.

Mon activité de freelance étant jusqu’à maintenant une activité secondaire, j’ai pu prendre le risque, à plusieurs reprises, de me redéfinir professionnellement et ainsi d’évoluer de me chercher, en plus d’acquérir de multiples compétences. Pourtant, il m’arrive régulièrement de me laisser enthousiasmer par des projets (par leur nature ou leur budget) et donc de les laisser me définir alors même qu’ils ne me représentent pas forcément. Je change ainsi souvent de casquette en fonction des gens que je rencontre et des besoins qu’ils ont, sans pour autant qu’elles ne m’aillent particulièrement. Ces changements réguliers dans ma pratique me poussent à découvrir sans cesse de nouvelles pratiques, de nouveaux outils et terrains d’expérimentation dans le but de me trouver.

J’ai souvent eu peur de ne pas savoir quoi faire précisément lorsque je ne serais plus étudiant. Comment les gens autour de moi vont-ils pouvoir me définir, me vendre ? Comment mes clients pourront-ils se projeter ?
Susan Kare, artiste et graphiste américaine, explique que “les bons designs ne dépendent pas du support que l’on utilise. Pour créer un design de qualité, il faut bien réfléchir à ce que l’on veut faire et au cadre dans lequel cela s’inscrit avant même de commencer”.
Je connais mes capacités, je sais quels sont mes outils et je les connais. Pourtant, je ne sais pas ce que je veux faire exactement, alors comment puis-je me définir ?

En entreprise ou en indépendant, il semble donc compliqué de se définir soi-même justement. Il est souvent question de positionnement, et donc de choix (d’entreprise ou de clients) et parfois de risque. Pourtant, chercher à se définir, précisément ou non, est bénéfique car cela permet de se poser des questions, d’expérimenter, d’évoluer, et donc, à long terme, de se trouver professionnellement et de s’épanouir.

    c. Interview de l'Alliance Française des Designers

Le métier de designer est soumis à différents facteurs qui font de cette profession un métier pluriel. Mais le métier de designer existe-t-il donc ?
Pour Christophe Lemaire et l’AFD, il semblerait que non. Pour ces-derniers, le designer chercheur et le designer praticien devraient être deux personnes différentes. En réponse à ce constat, l’AFD a ouvert en 2020 une formation à ce qu’ils appellent le diagnostic design. Cette nouvelle branche du design a pour objectif de former des designers à l’analyse et à la synthèse des potentiels problèmes d’une entreprise. Proche du métier de Planneur Stratégique souvent occupé par des professionnels du commerce, l’AFD cherche à avoir une approche plus créative de la réflexion sur les besoins en développement d’une entreprise.
Dans les faits, celui qui aujourd’hui diagnostique un problème est aussi celui qui le résout. De ce fait, un designer chercheur et praticien est-il donc par défaut un designer pluridisciplinaire ? D’autre part, ces-dernières années ont vu émerger en France le métier de designer global. Plusieurs écoles françaises se sont ainsi mises à proposer des formations de ce type. On y enseigne conjointement le graphisme, la scénographie et le design d’objet, notamment. On peut alors imaginer des designers diagnostiquer un problème sur des pans larges du design et y répondre aisément.
Cependant, selon l’expérience de Christophe Lemaire, les designers globaux seraient moins fiables sur chacun des domaines sur lesquels ils travaillent car ils sont trop éloignés les uns des autres. En effet, du designer graphique au designer d’objet, il existe de nombreuses compétences et de connaissances différentes à acquérir pour se prétendre expert dans ces deux domaines.

Lors de mon entretien, j’ai donc appris que selon lui, il faut se définir précisément en tant que designer. En atteste le fait que l’AFD a proposé à la Maison des Artistes plus de quarante dénominations pour s’inscrire à la MDA, contre trois auparavant : designer graphique, designer textile et scénographe. Il faut pouvoir se définir pour pouvoir se vendre auprès des clients. La notion de designer pluridisciplinaire n’est pas inconcevable mais elle serait dangereuse. Elle serait trop peu précise pour que le client puisse se projeter une image claire de nos compétences et qu’il puisse avoir confiance dans notre futur travail. Mais il est tout à fait possible d’avoir une compétence primaire, le design graphique, par exemple, et des compétences secondaires qui viennent compléter notre expertise, comme le développement front, la typographie, etc ... Il faut un dénominateur commun à nos compétences pour qu’elles résultent en une compétence globale fiable pour nos clients. Ce système serait donc viable tant que ces compétences ont une cohérence dans la pratique de notre métier. Il est effectivement rare d’avoir une réelle expertise dans des domaines très différents et de savoir jongler entre eux comme bon nous semble.

Christophe Lemaire m’expliquait qu’il ne croyait pas particulièrement en la sur-compétence de chaque designer, mais qu’il croyait cependant en l'agrégation de personnes compétentes dans leur domaine spécifique pour répondre à un problème de la meilleure manière possible.
Or, pour une agrégation fluide, selon mon expérience personnelle, il est préférable d’avoir un socle de connaissances et de compétences communes avec les personnes avec lesquelles nous sommes amenés à travailler. Ce système, qui demande un minimum de pluridisciplinarité ou de curiosité sur les métiers qui entourent le nôtre, c’est celui de la T-Shape.

 

3. Comment se définir ?

   a. Le modèle de la T-Shape

Quelle "-Shape" pour comment activité ?

En 2016, s’appuyant sur The Hunt is on for the Renaissance Man of computing, rédigé en 1991 par David Guest, et de la fuite du Handbook for Valve Employees de Valve Software en 2012, Stas Shymansky nous introduit de manière ludique la notion de T-Shape chez les designers, dans le milieu professionnel.

La T-Shape est un modèle servant à se positionner sur une grille de compétences et à comprendre comment se situer par rapport à elles. Le T se compose d’abord d’une verticale, notre compétence primaire, ce qui sera notre base. Stas Shymansky utilise l’exemple d’un product designer (notion sur laquelle je reviendrais plus tard). La verticale, la compétence primaire de ce designer, serait la capacité de réaliser de beaux visuels. C’est cette compétence-là dans laquelle il excelle. Stas Shymansky précise qu’il existe deux manières de quantifier une expertise : par l’expérience et par la perception qu’ont les autres de notre compétence.
Si l’on ajoute maintenant la barre horizontale à la verticale que nous avons déjà pour obtenir la forme de T que l’on recherche, on comprend que l’on étend le champ de nos compétences à ce que l’on pourrait appeler des compétences secondaires. Ce ne sont pourtant pas n'importe quelles compétences que nous allons acquérir, mais des compétences liées à notre base.

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Introduction to a T-Shape for Product Designers - Stas Shymansky, 2016

Si l’on reprend le cas du product designer, ses compétences secondaires pourraient être le développement web, l’illustration, le management, etc …
Ce schéma nous permettrait alors d’élargir nos possibilités de réponse à une demande. L’on passerait alors d’un modèle en I à un modèle en T : le vulgairement appelé T-Shape.

Vers la fin des expertises ?

Ce modèle semble être de plus en plus répandu. Selon une étude de Benoît Drouillat sur l’état des lieux du design numérique en France en 2020, le secteur connaîtrait un déclin des designers spécialisés au profit des designers généralistes. Interrogée lors de l’enquête, Elodie Marco, agent chez Aquent, explique que malgré que les profils (à comprendre comme experts) soient toujours “sur-sollicités”, les demandes de designers généralistes, notamment les product designers, augmentent.
Le product designer, c’est le designer en vogue, le créatif du moment. C’est non plus seulement le responsable de l’UI ou de l’UX d’un “produit”, mais le responsable du produit dans sa globalité.

On pourrait alors se demander si l’essor du designer généraliste ne provoquerait pas la fin d’une certaine expertise, et donc, à terme, la fin du travail “bien fait”. Stas Shymansky explique dans son article que les compétences secondaires acquises sont un pont parfait pour ouvrir le dialogue entre deux corps de métiers originellement opposés et donc emmurés dans leur spécialité.

Reprenons l’exemple du product designer qui a acquis certaines bases en développement web. S’il doit dialoguer avec un ingénieur, il aura plus de facilité à comprendre les spécificités de son travail, et ce dialogue enrichira leur collaboration.
Cette collaboration est souvent à l’origine de projets plus réussis car la communication se fait de manière plus fluide. Il est alors plus évident de réagir à des problèmes.
La barre horizontale représentant les compétences secondaires d’un individu est alors un pont pour connecter les différents acteurs d’un projet.
Certes, le product designer est responsable du produit dans sa globalité, mais ça ne veut pas pour autant dire qu’il est seul à en assurer la qualité.

    b. Le Technical Artist : un nouveau type de métier

L'émergence du Technical Artist

Le milieu du jeu-vidéo semble être un terrain tout à fait propice à ce genre de modèle de compétences. En effet, le secteur est rempli de profils très variés et souvent spécialisés. Pour réussir à créer une vraie synergie et un mode de travail plus souple, les studios de jeux-vidéos recrutent aujourd’hui des Technical Artists.
Le technical artist, car il a un panel de compétences très large, sans être particulièrement expert dans chaque domaine, permet de communiquer avec les différentes équipes de production et fluidifie donc le processus de travail.

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Introduction to a T-Shape for Product Designers - Stas Shymansky, 2016

Bien que le T-Shape semble être de plus en plus recherché aujourd’hui dans le milieu professionnel, Stas Shymansky termine par expliquer qu’il explique une variété de “-Shapes”.
Avec l’émergence des formations en ligne et la possibilité d’apprendre en autodidacte rapidement grâce à internet, le T-Shape, comme les autres “-Shapes”, ont beaucoup de potentiel d’exploser dans les années à venir.

Le Technical Artist est-il un amateur ?

Comme le précise Chloe Scheffe dans son article In Defense of Generalism, chaque étudiant sortant d’école a par défaut des compétences éclectiques. On ne sort pas d’école junior et spécialiste. Lorsqu’il cherche un emploi, un étudiant cherche un studio ou une agence capable de lui apprendre les spécificités du métier. C’est ensuite que, peut-être, il se spécialisera.
Nous sommes alors en droit de nous demander si, en effet, un technical artist est un professionnel amateur. Il requiert pourtant des années d’expérience et une curiosité importante pour être capable de communiquer aisément sur des sujets variés, et très techniques, avec des spécialistes. Le technical artist aura donc souvent plus de facilité à résoudre des problèmes qui touchent plusieurs champs du design.
Un designer spécialisé, lui, n’aura souvent pas les moyens de résoudre des problèmes qui ne seront pas liés à son activité principale. Il sera dépendant de son domaine exclusivement.

Le technical artist, de part sa curiosité notamment, sera à long terme moins affecté lorsqu’il devra évoluer sur un environnement différent à celui sur lequel il a l’habitude de travailler. Par exemple, un designer 3D ne travaillant que sur des logiciels de pré-calculé (C4D, 3DS, Blender, etc ...=) aura plus de difficulté à faire la transition vers les logiciels de 3D temps réel (Unreal Engine, Unity, etc …) qu’un technical artist qui aura eu une vision plus large de la 3D en général.

    c. Le designer généraliste : une potentielle identité

Si l’on reprend le modèle de T-Shape étudié précédemment, on comprend assez rapidement qu’un designer spécialisé n’est concerné que par la verticale : une compétence dans laquelle il est expert et qu’il maîtrise. Autrement dit, un designer spécialisé correspond au “I-Shape”.
Bien sûr, le modèle des “-Shapes” est un outil pour savoir se situer par rapport à des compétences. Ce n’est en aucun cas des cases desquelles on ne peut sortir. Un designer spécialisé aura des compétences secondaires, mais ne les appliquera pas forcément dans sa pratique quotidienne et professionnelle du design.

Designer, un métier définitivement multi-casquettes

Geoffrey Dorne explique sur son blog, dans un article écrit en février 2017, que le métier de designer cache en fait une pluralité de métiers plus ou moins différents. Lui-même, designer graphique de formation, exerce aujourd’hui un métier varié. En tant qu’indépendant, il fait de la gestion de projets, monte des ateliers créatifs, gère son entreprise, enseigne, étudie l’ethnographie, rédige des articles, etc … Tout cela en plus de son activité principale de designer graphique. Mais ce sont des compétences intimement liées à son travail et même parfois nécessaires.
Il explique donc qu’il a parfois du mal à se présenter. C’est un mal pour un bien puisqu’il “aime vraiment travailler sur plusieurs projets très différents en même temps”, justifiant ainsi également son statut de designer indépendant.
Il existerait d’ailleurs d’après lui trois cas de figures différents pour se présenter en tant que designer : le designer “hyper-spécialisé” (“designer d’interfaces tactiles sur des webdocumentaires open source”), le designer salarié d’une grande entreprise et le designer indépendant.

Il semblerait alors que le statut d’indépendant soit plus apte au travail d’un designer généraliste. En effet, le designer indépendant jouit d’une “certaine liberté” quant aux projets qu’il choisit et qu’il a donc la capacité de se fondre dans des environnements toujours plus différents s’il en a l’envie et les capacités.

Peut-on vraiment rester designer spécialisé ?

Aujourd’hui, comme l’explique également Stas Shymansky, il n’est pas rare qu’un designer développe son activité. Cela peut être dû à un choix de la part du designer, ou bien de la société qui évolue et fait donc évoluer le milieu du design sur son passage.
Quand il a commencé son métier, Geoffrey Dorne “[n’aurait] jamais imaginé gérer une boîte, faire de l'ethnographie, écrire, créer une formation, enseigner, etc …”.
Dans une certaine mesure, l’évolution de notre métier nous pousse à élargir nos horizons et nos champs de compétences. L’évolution des besoins de la société, le développement des technologies, la découverte d’un nouvel outil ou une rencontre avec une nouvelle personne sont des raisons souvent inévitables qui nous obligent parfois à sortir de la case dans laquelle notre intitulé nous place.
Il existera toujours des profils de designers spécialisés qui évolueront uniquement dans leur domaine spécifique par passion, par nécessité ou par désintérêt pour ce qu’il peut y avoir autour d’eux. Cependant, la notion de spécialisation en design est de plus en plus floue, notamment car, comme vu plus tôt, les spécialités tendent à se généraliser pour créer de nouvelles spécialités encore plus spécifiques sur certains types de besoins. On peut imaginer l’évolution du milieu du design selon une courbe exponentielle ou des fractales qui dévoilent à chaque fois un plus de nouvelles branches.

 

Conclusion

En conclusion, j'aimerais parler du paradoxe de l'ultra-spécialisation. Dans notre société où tout évolue rapidement et qu'il faut être à la page, les ultra-spécialisations tendent à devenir des généralités dans les années à venir. En effet, d’abord marginal à ses débuts, l’UI/UX est devenu indissociable de la notion de webdesign.
Dès la racine du mot on comprend que le design est vaste et se définit difficilement de manière exhaustive. Par conséquent, il ne peut pas être autre chose que global et pluridisciplinaire.
Les outils du designer sont aussi l'empathie et la réflexion créative, ils ne sont pas uniquement le dessin, Photoshop ou After Effects. Alors pourquoi chercher à s'ultra-définir si l'on peut être amené à travailler sur des pans souvent plus large que notre spécialité au fil du temps ?
Tout au long de mes études, j’ai le ressenti d’avoir davantage été poussé à développer ma réflexion créative en tant que designer plutôt que ma pratique. J’ai ainsi l’impression de pouvoir avoir un regard juste sur un pan plus large du design qu’uniquement sur les spécialités de mes formations. Et c'est de cette éducation et capacité que mes différents employeurs se servent pour me faire travailler sur des tâches variées.

Fabrice Starzinskas nous expliquait, lors de son intervention dans notre classe, que “the only constant is change”. La flexibilité en tant que designer semble effectivement aujourd’hui nécessaire. Les notions de pluridisciplinarité et de généralités peuvent ainsi servir à des designers pour se définir. Non-spécialisés, ils apportent un regard différent sur les projets sur lesquels ils travaillent.

Pour résumer, la pluridisciplinarité, par l’accès rapide aux connaissances, semble se développer. Il me paraît donc aujourd’hui difficile de se définir précisément et de manière exhaustive en tant que designer. Une réponse possible à cette question d’identité, que l’on soit seul ou en équipe, pourrait alors peut-être être le Design Généraliste.

 

Remerciements

Je tiens à remercier tout particulièrement ma tutrice de mémoire, Lola Bergeret, qui a su me donner de bons conseils et m’orienter quand je me suis lancé sur ce sujet, au début du processus de recherches, alors qu’il était encore bien trop vaste pour pouvoir y répondre de manière concise et claire. Je remercie aussi Biborg, et notamment Alexandre Delalleau, Olivier Campion, Vincent Brochard et Ismael El-Hakim pour leur encadrement tout au long de mon apprentissage.
Je remercie également Christophe Lemaire pour le temps qu’il m’a accordé et son expérience qu’il a su me partager.
Enfin, je remercie aussi l’équipe pédagogique qui a mis en place un système pour nous guider tout au long du mémoire et toutes les personnes de la classe ainsi que les personnes extérieures à l’école qui ont pu m’aider en partageant leur expérience et leurs références.

 

 

Bibliographie & webographie

Articles

Jarrett Fuller
When did design stop being “multidisciplinary” ?, Eye on Design, octobre 2020
https://eyeondesign.aiga.org/when-did-design-stop-being-multidisciplinary/

Chloe Scheffe
In Defense of Generalism, Eye on Design, 2018
https://eyeondesign.aiga.org/in-defense-of-generalism/

Dalli
Juicy Salif, la parure et la pointe, L’influx, mai 2020
https://www.linflux.com/art/juicy-salif-la-parure-et-la-pointe/#:~:text=Selon%20St%C3%A9phane%20Vial%20%C2%AB%20sa%20valeur,cognitifs%20en%20dissimulent%20la%20fonction.

Véronique Radier
“Nous ne passons plus que 12% de notre vie au travail”, L’Obs, 2013
https://www.nouvelobs.com/societe/20131023.OBS2270/nous-ne-passons-plus-que-12-de-notre-vie-au-travail.html

Geoffrey Dorne
Comment se présenter quand on est designer ?, Graphism, 2016
https://graphism.fr/comment-se-presenter-quand-on-est-designer/

Geoffrey Dorne
La place du design par Juliette Mothe, Graphism, 2017
https://graphism.fr/la-place-du-designer-par-juliette-mothe/

Geoffrey Dorne
Les mille et un métiers du designer, Graphism, 2017
https://graphism.fr/les-milles-et-un-metiers-du-designer/

Liège Université
What is Design Thinking - AIESEP Symposium, site de l'Université de Liège, février 2020

https://events.uliege.be/sepaps2020/what-is-design-thinking/

Geoffrey Dorne
“Je veux quitter ma boîte pour faire un truc qui a plus de sens…”, Graphism, 2017
https://graphism.fr/je-veux-quitter-ma-boite-pour-faire-un-truc-qui-a-plus-de-sens/

Jean-Philippe Cabaroc
Le positionnement, un problème de mots, Cabaroc, 2013
https://cabaroc.com/le-positionnement-un-probleme-de-mots/

Stas Shymansky
Introduction to a T-Shape for Product Designers, Medium, 2016
https://medium.com/the-edge-of-a-void/introduction-to-t-shaped-individuals-interdisciplinary-work-1db3a09c2aac

Benoît Drouillat
État des lieux du design numérique en France en 2020 : déclin des spécialistes, essor des généralistes, Medium, janvier 2020
https://medium.com/designers-interactifs/%C3%A9tat-des-lieux-du-design-num%C3%A9rique-en-france-en-2020-d%C3%A9clin-des-sp%C3%A9cialistes-essor-des-99e5e4ae096d

Benoît Drouillat
Elodie, Aquent : "la tendance est aux profils de designers plus généralistes", mars 2020
https://medium.com/designers-interactifs/elodie-aquent-la-tendance-est-aux-profils-de-designers-plus-g%C3%A9n%C3%A9ralistes-43a4c1b76eab

Futura Sciences
Bac + 5 : le design, un secteur en pleine croissance
https://www.futura-sciences.com/sciences/questions-reponses/bac-5-bac-5-design-secteur-pleine-croissance-3357/

 

Ouvrages

Antoine de Saint-Exupéry
Le Petit Prince, Gallimard, 1943

Raymond Loewy
La laideur se vend mal, Gallimard, 1963

Annick Lantenois
Le Vertige du funambule. Le design graphique, entre économie et morale, Éditions B42, 2015

Richard Buckminster Fuller
Manuel d’instruction pour la vaisseau spatial “Terre”, Lars Müller Publishers, 1969

Yuval Noah Harari
Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Harvill Secker, 2011

Jean-Paul Sartre
Huis Clos, Gallimard, 1944

 

Mémoire

Juliette Mothe
La place du designer, Slideshare, 2017
https://fr.slideshare.net/geoffreydorne/la-place-du-designer-mmoire-juliette-mothe

 

Dictionnaires

Design, Dictionary of Cambridge
https://dictionary.cambridge.org/fr/dictionnaire/anglais/design

Design, Larousse
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/design/24461

 

Sites internets

Alliance Française des Designers
Design, designers : définitions
http://www.alliance-francaise-des-designers.org/definition-du-design.html#header

World Design Organization
Vision and Mission
https://wdo.org/about/vision-mission/

Direction Générale de la Compétitivité, de l’Industrie et des Services
Référentiel des métiers du design, 2013, page 112
https://www.entreprises.gouv.fr/files/files/directions_services/etudes-et-statistiques/etudes/innovation/2014-01-Referentiel-metiers-design.pdf

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